La Seconde Guerre mondiale en Iran
par Morgan Lotz
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Saviez-vous que des réfugiés polonais furent accueillis en Iran ? Que le consul d’Iran à Paris sauva plusieurs milliers de Juifs condamnés à la déportation ? Que ce même consul put compter sur l’aide d’un médecin ouzbèk et d’un avocat mulhousien ? Que des Iraniens s’engagèrent dans l’armée française en 1940 ? L’Histoire de la Seconde Guerre mondiale en Iran est très fortement méconnue en Occident, voire oubliée pour la plupart de ces aspects.
Cet article commencera par présenter un résumé de la Première Guerre mondiale et étudiera brièvement l’évolution politique et historique de l’Iran au cours des années 1920 et 1930 pour mieux comprendre le contexte de la Seconde Guerre mondiale en Iran. Une première partie présentera l’invasion de l’Iran en 1941, une seconde ses aspects les plus méconnus et enfin une troisième présentera la période comprise entre 1942 et 1945.
La Seconde Guerre mondiale en Iran
Introduction : Histoire et évolution de l’Iran de la Première à la Seconde Guerre mondiale
- La Première Guerre mondiale en Iran
Afin de bien comprendre la politique iranienne pendant la Seconde Guerre mondiale, il est nécessaire de bien comprendre les raisons qui poussèrent Rezâ Shâh à choisir certains rapprochements diplomatiques ou motiver certaines décisions pour réformer le pays. L’Iran du début du 20ème siècle est dominé par la Russie tsariste et la Grande-Bretagne qui exercent une sorte de protectorat partagé allant pour les Britanniques du sud du Pakistan jusqu’à la moitié sud et est de l’Iran à travers ce qu’ils nommèrent l’ « Empire des Indes ».
Stratégiquement situé entre trois belligérants, les Ottomans, les Britanniques et les Russes, et doté d’importantes réserves de pétroles, l’Iran, officiellement neutre pendant la Première Guerre mondiale, a tout de même subi les velléités du conflit. Tentant de rallier à leur combat de nombreux chefs locaux dont la chute des Qâdjârs favorisait les désirs d’indépendance, cette campagne militaire dénommée « Campagne de Perse » verra s’affronter de décembre 1914 à octobre 1918 les troupes russes et britanniques principalement venues de l’Empire des Indes (le Raj britannique) et les troupes des Empires centraux, notamment les Empires ottoman et allemand.
Le principal affrontement consiste en l’avancement à travers l’ouest iranien des troupes russes pour rejoindre la garnison britannique de Kut, en Irak, alors assiégée en cette fin d’année 1915 par les Ottomans. Les troupes russes n’arriveront jamais à temps, positionnées à 90 kilomètres de la frontière irakienne lorsque la garnison de Kut capitule le 29 avril 1916. L’un des objectifs russes prévoyait d’atteindre le golfe Persique afin d’y établir une infrastructure portuaire, ce qui n’arrivera pas. Quelques accrochages se produisent toujours régulièrement dans le secteur d’Hamadân, située à l’ouest de l’Iran.
Parallèlement, Wilhelm Wassmuss, un fonctionnaire du consulat allemand en Perse surnommé « le Lawrence allemand », parvint à convaincre ses supérieurs de Constantinople – l’actuelle Istanbul, en Turquie – de sa capacité à fédérer les tribus iraniennes pour se révolter contre les Britanniques. Admirablement intégré à la culture iranienne, portant jusqu’aux vêtements des populations locales, il établit ses premiers contacts en 1915 et distribue des brochures incitant à la révolte jusqu’à sa capture par un chef local qui le remet aux Britanniques ; il parviendra finalement à s’échapper et à regagner son camp.
Prise par la Révolution bolchevique en 1917, la Russie n’est alors plus en mesure de défendre la région du Caucase devant l’avancée des armées ottomane et allemande. En janvier 1918, le général britannique Lionel Dunsterville est alors envoyé en Azerbaïdjân afin d’empêcher la prise des installations pétrolifères de Bakou. A la tête d’un groupement surnommé la « Dunsterforce », composée de véhicules blindés, de quatre avions et de 1000 soldats venant de Grande-Bretagne, d’Australie, du Canada et de Nouvelle-Zélande ainsi que de 300 cosaques « blancs », restés fidèle au Tsar, Dunsterville traverse l’Iran en contournant Tabriz. Les Britanniques gagnent l’Azerbaïdjân où débute la bataille de Bakou en juin 1918. Les combats éclatent dans la ville même le 26 août lorsque l’armée islamique du Caucase lance une offensive contre les forces britanniques stationnées dans la ville. Devant une situation s’aggravant, les Britanniques évacuent finalement la ville le 14 septembre pour se replier à Bandar-é Anzali, en Iran.
Les Iraniens sont aussi confrontés directement aux forces ottomanes : ainsi le commandant des forces ottomanes en Mésopotamie, Halil Pacha (1882-1957), gouverneur de la province de Baghdad et commandant de la 6ème armée turque à partir de 1915, va superviser le génocide des Arméniens et des Assyriens dans l’est de la Turquie mais aussi en Iran où des Iraniens seront également massacrés. Le chef kurde Simko Shikak (1887 – assassiné en 1930) va quant à lui mener le combat contre les Iraniens et prendre part aux massacres des Assyriens en Azerbaïdjân occidental dans les villes de Khoy et Salmas où il assassine le patriarche assyrien Simon XIX Benjamin en mars 1918.
Une délégation iranienne fut envoyée à la conférence de la paix de Paris en 1919 afin de réclamer le remboursement des dommages de guerre, ainsi que le rétablissement des frontières iraniennes avant l’invasion russe du 18ème siècle et l’annulation des avantages accordés aux étrangers. Malheureusement, le gouvernement britannique l’empêchera de se rendre à la conférence et aucune demande ne fut par conséquent portée à la connaissance des diplomates en charge du Traité de Versailles.
- Contexte et évolutions historiques des années 1920 et 1930
- La fin de la dynastie qâdjâre et l’avènement de la dynastie pahlavie (1925)
Depuis 1909, Ahmad Shâh Qâdjâr occupe le Trône du paon. Jugé peu puissant et incapable d’affronter les troubles internes en Iran et les intrusions étrangères, il ne parvient guère à faire cesser l’occupation de vastes étendues du territoire iranien par les troupes soviétique et britannique depuis le début de la Première Guerre mondiale.
La Révolution soviétique de 1917 n’avait rien changé à la situation iranienne. Un mouvement révolutionnaire voit le jour en 1920 dans la province du Gilân, située au nord du pays : dirigé par Mirzâ Koutchek Khân, les Jangalis sont assistés par l’Armée rouge et fondent au mois de mai 1920 la République socialiste soviétique de Perse, qui sera par la suite écrasée par Rezâ Shâh. (Ce sujet sera traité dans un autre article.)
Ahmad Shâh Qâdjâr
Craignant la contamination révolutionnaire bolchevique en Iran qui aurait représenté un danger pour le Raj britannique, les Anglais décident une action dont les conséquences s’avèreront bien plus importantes qu’ils ne l’eurent prévu. Ayant maintenu une mainmise depuis le 19ème siècle sur l’Iran, dont est imputable la mauvaise situation économique et le partage avec les Russes de nombreuses régions du territoire, les Britanniques tentent d’établir au moyen du traité anglo-persan de 1919 une zone tampon le long des zones frontalières irano-soviétiques et d’imposer un protectorat. Intrinsèquement refusé par les Iraniens, dont le souvenir d’une Perse bradée aux étrangers depuis plusieurs décennies les blessait, le Parlement refuse de ratifier le traité qu’Ahmad Shâh avait pourtant signé à contrecœur. Mécontents de cette situation, les Britanniques décident alors d’imposer par la force un nouveau chef de gouvernement qui saura satisfaire leurs exigences. Leur choix se porte sur le journaliste Seyyed Zia’eddin Tabâtabâi qui deviendra Premier ministre de février à juin 1921 et sur le général de brigade Rezâ Khân qu’ils eurent nommé commandant de la Brigade cosaque en 1918 en raison de sa popularité et de sa capacité à contrôler le pays devenu très instable, cela en dépit de leur préférence pour un officier anglophile. Hostile aux Britanniques et ne cautionnant aucunement le traité anglo-iranien de 1919, de même qu’il voit dans ce complot ourdi par la Grande-Bretagne la prolongation de leur contrôle et de la déchéance de l’Iran, Rezâ Khân voit en cette occasion l’opportunité de jouer un rôle d’envergure dans le pouvoir iranien.
Ainsi, dans la nuit du 20 au 21 février 1921, profitant d’une situation politique des plus confuses et désordonnées, Rezâ Khân parvient-il avec seulement 2000 hommes à prendre le contrôle de Téhéran sans qu’aucun combat n’éclate. Dépouillé de ses pouvoirs, Ahmad Shâh le nomme alors sardâr-é sepâh (c’est-à-dire « chef de l’armée ») le 1er mars et Ministre de la Guerre le 22 avril. Une célèbre affiche placardée sur les édifices publics le 21 février proclamant un message signé au nom de Rezâ Khân à la population sous le titre de « Moi, j’ordonne… » dévoile déjà son nouveau rôle d’homme fort à la tête du pays, réformateur de l’armée rétablissant l’ordre public et la sécurité nationale, animé d’un ardent nationalisme iranien. Il est nommé Premier ministre le 28 octobre 1923, fonction qu’il cumule avec celles de généralissime des armées et ministre de la Guerre jusqu’au 1er novembre 1925, lendemain du dépôt d’Ahmad Shâh par le Parlement. L’ancien shâh d’Iran avait déjà quitté le pays depuis deux ans pour des raisons de santé et vivait en France, où il mourut en 1930 à Neuilly-sur-Seine. Son décès marque la fin officielle de la dynastie qâdjâre en Iran : Rezâ Khân devient désormais le nouveau souverain, connu sous le nom de Rezâ Shâh Pahlavi.
Rezâ Khân Pahlavi
- Les réformes militaires de Rezâ Shâh et la modernisation de l’armée iranienne
La modernisation de l’armée iranienne entreprise par Rezâ Shâh Pahlavi dès sa prise de pouvoir va permettre à l’Iran de tisser des liens diplomatiques et commerciaux avec plusieurs puissances européennes. Bien que le projet de constituer une marine de guerre iranienne fut porté par Amir Kabir sous le règne de Nasseredin Shâh (1848–1896), son assassinat mit fin à ce projet, faute de poursuivant.
L’établissement d’une marine de guerre exigeait pour l’Iran un soutien étranger qu’il trouvera discrètement en Italie dans le courant des années 1920. Mussolini y voit la possibilité de contrer les Britanniques en développant une menace maritime dans la région du Golfe persique. Douze bâtiments dont deux croiseurs sont commandés et des ingénieurs iraniens sont envoyés en formation en Italie.
Des usines d’aviation militaire et d’armement sont créées dans la région de Téhéran sous l’emblème shâhbâz, signifiant « faucon royal ». L’Armée de l’Air persane est établie par Rezâ Shâh dès 1921 comme branche des Forces armées impériales : elle ne devient opérationnelle qu’en février 1925 avec l’achèvement des formations des pilotes. Les Etats-Unis ayant refusé de livrer du matériel militaire à l’Iran dans les années 1920 en invoquant un traité de 1918, Rezâ Shâh se tourne alors vers des fournisseurs européens, notamment la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui fourniront les avions nécessaires à l’Armée de l’Air. Prévoyant aussi la modernisation de son infanterie, Rezâ Shâh envoie les jeunes officiers en formation dans les académies militaires européennes ; ils reviendront en Iran dès 1930 pour intégrer l’Armée de terre impériale perse et former la nouvelle Académie militaire où trente officiers français viendront former les officiers iraniens, recevant un grade dans l’armée iranienne pour leurs services rendus.
- La politique de modernisation de l’Iran menée par Rezâ Shâh
Inspiré par son voisin turc Mustapha Kemal Atatürk, Rezâ Shâh entreprend également la modernisation de l’Iran en appliquant une politique d’occidentalisation avec l’aide de pays européens comme la France, l’Allemagne et la Suède, prenant soin d’écarter l’URSS et l’Angleterre anciennement colonisateurs. Les Britanniques seront d’ailleurs fortement irrités par l’important partenariat commercial avec l’Allemagne – commencé dès la République de Weimar – qui devient en 1939 le premier partenaire commercial de l’Iran, exportant en échange près de 10 millions de tonnes de pétrole en 1938. En 1940, la moitié des importations iraniennes proviennent d’Allemagne, tandis que 42% des exportations iraniennes y sont destinées.
Cependant, les différents modèles fascistes se développant en Europe fascinent Rezâ Shâh qui y décèle une source d’inspiration pour son projet de moderniser l’Iran. Des organisations de jeunesses sont créées et se développent et des personnalités comme le général Mohammad Fazlollâh Zâhedi manifestent leur sympathie nazie en favorisant des rapprochements économiques et diplomatiques. La position de l’Iran demeure pourtant claire, le pays reste neutre.
- Les relations entre l’Iran et l’Allemagne dans les années 1930
Sous le règne de Rezâ Shâh, l’Iran tisse de nombreux partenariats et échanges commerciaux avec des pays européens, en particulier la France, l’Allemagne et l’Italie. N’ayant guère de sympathie pour Mussolini, le souverain iranien ne cache cependant pas son admiration pour Hitler, dont les réussites économiques qui permirent à l’Allemagne de se redresser et de s’ordonner l’inspirent, semblablement à bon nombre de personnes dans les années 1930 au cours desquelles l’étendue des crimes nazis n’était pas encore réellement connue. Partenaire économique privilégié, l’Allemagne envoie en 1936 de nombreux industriels et universitaires en Iran. Détenant en exclusivité certaines exportations iraniennes, l’Allemagne équipe également l’armée iranienne et s’occupe de l’ingénierie des infrastructures ferroviaires.
En 1935, les ambassadeurs iraniens demandent aux chancelleries étrangères de modifier l’intitulé de leur pays « Perse » par « Iran ». En effet, l’appellation « Perse » vient du mot parse, dérivation grecque du mot fârs, région située au sud de l’Iran d’où naquit le grand empire des Perses mondialement connu dans l’Antiquité. L’usage du mot Iran n’est donc pas un modernisme mais un retour au véritable nom du pays, que l’influence des historiens grecs avait fait oublier aux Occidentaux. Iran signifiant « pays des Aryens », une idée-reçue affirme que l’influence de l’Allemagne nazie poussa Rezâ Shâh à revenir au nom originel de la Perse ; en réalité, la Perse s’est toujours appelée l’Iran et les Iraniens se sont toujours eux-mêmes appelés Iraniens.
Adolf Hitler fit parvenir à Rezâ Shâh une photographie dédicacée, pour lui présenter ses vœux à l’occasion de Norouz 1936, le Nouvel An iranien.
Les étudiants iraniens partant suivre leurs études en Allemagne sont appelés par la propagande nazie les « fils et filles de Zoroastre », en référence à leur identité aryenne qui motive un décret spécial stipulant leur « pur aryanisme » et les dispensant de l’application des lois raciales promulguées à Nuremberg en 1935.
A travers son analyse des races et de leur classification traitée dans son ouvrage Mein Kampf, Adolf Hitler décrit les races non-européennes comme inférieures aux races européennes ; comprenant la contre-productivité que ce discours peut entrainer dans leur travail de sape des empires coloniaux français et britannique, les autorités nazies minimisent ces références dans leurs prises de paroles publiques, particulièrement dans le monde musulman où les forces politiques et économiques pouvaient jouer en leur faveur. Par exemple, le département persan de la radiodiffusion allemande chargée de la propagande, Radio Zeesen, diffuse de nombreux programmes s’inspirant de thèmes religieux auxquels il mêle des éléments idéologiques nazis, notamment l’idée de la mission eschatologique d’Adolf Hitler, le comparant au prophète Muhammad dans son combat contre les Juifs ou le décrivant comme l’envoyé de Dieu venu détruire les forces juives et communistes considérées comme les forces du Mal. Ces programmes ne trouveront cependant aucune appréciation chez les Iraniens et susciteront la désapprobation de Rezâ Shâh et l’opposition de Muhammad Rezâ Pahlavi après son sacre en septembre 1941, refusant tous les deux la qualification messianique conférée à Hitler et décelant dans ces programmes l’empêchement de leur construction d’un régime laïc.Les Iraniens de confession juive jouissaient en Iran de l’ensemble des droits civiques au même titre que n’importe quel autre Iranien, de même que leur liberté culturelle et religieuse était assurée et reconnue. Le gouvernement iranien informa les autorités allemandes durant toute la durée du conflit qu’il ne considérait aucune distinction entre les Iraniens juifs et les autres Iraniens : cet état d’esprit des Iraniens se révèle par l’accueil en Iran des réfugiés juifs de Pologne à partir de 1942 ou bien encore par le secours du consul d’Iran à Paris Abdol-Hossein Sardari (cf. deuxième partie de cet article, chapitres II et III).